De palais en ambassades, d’appartements luxueux en musées de renom, Serge Royaux a compté parmi les grands décorateurs du XXe siècle. Il venait se ressourcer en Périgord, où il a possédé trois maisons. La première est le manoir de Saint-Jean-d’Estissac, qu’il a habité au tout début de sa carrière. L’esprit du décorateur hante encore les lieux, entretenu avec dévotion par son propriétaire actuel. Restée dans son jus, la cuisine est la pièce la plus exceptionnelle et l’âme de la bâtisse.

Son nom ne dira probablement rien aux profanes des arts décoratifs. Il est vrai que Serge Royaux s’est fait le sien loin du Périgord, avec discrétion, mais un talent lui a valu d’être consacré parmi les cent meilleurs décorateurs au monde par la revue américaine Architectural Design. Pendant la seconde moitié du XXe siècle, il a agencé, aménagé, sublimé de nombreux lieux prestigieux et mis en scène des expositions dans les plus grands musées à Paris et à l’international. À son crédit : les palais de l’Élysée et de Chambord, l’Hôtel de Lassay, le Trianon-sous-Bois à Versailles, plusieurs ambassades de France, les appartements de Cristobal Balenciaga ou de Liliane Bettencourt…

Voilà pour le CV, le faste et les plafonds dorés. Mais c’est une autre facette du décorateur, plus intime, que l’on peut découvrir à Saint-Jean-d’Estissac, minuscule bourgade située dix kilomètres au sud de Neuvic. En 1953, Serge Royaux-Dehant – son nom complet – débute sa carrière lorsqu’il acquiert avec son épouse Anne l’Hospice de Marilgou une maison-forte du XVe siècle bâtie au cœur d’un parc de 75 hectares. À trente ans, il tombe sous le charme de cette propriété magnifique et fatiguée, abîmée pendant la Révolution puis largement rebâtie au XVIIIe, qu’il va façonner à son image. Il s’ancre ainsi dans cette Dordogne qui a su l’accueillir lorsqu’en 1939, adolescent, il a fui ses Ardennes natales.

Déjà à l’époque, il a ce goût de l’austérité, des contrastes rustiques, du classicisme épuré façon Louis XVI. Il aime le clair-obscur de ces pièces fraîches, qui révèle avec subtilité les couleurs et la lumière. Le couple, qui vit à Paris, trouve ici une respiration, une vie au rythme de la nature et des saisons. « Il se fond dans cette architecture, la réinterprète sans la dénaturer et en fait un lieu magique », raconte Philippe Chambost, l’actuel propriétaire, en nous guidant entre les murs épais jusqu’à la pièce maîtresse : la cuisine. L’impression, soudain, de pénétrer dans un tableau d’un autre temps. Un feu réconfortant crépite dans une cheminée ancienne. Des bouquets d’aromates flottent au-dessus du plan de travail en brique et châtaigner. Au sol, des tomettes vieilles de trois cents ans et au mur, de grands placards en bois sombre. La pièce est restée telle que Serge Royaux l’a imaginée dans les années 50. Pour l’anecdote, il se serait inspiré d’une cuisine américaine vue lors d’un séjour dans la campagne new-yorkaise, alors qu’il préparait l’exposition de la collection Lehman au Metropolitan Museum.

Collection d’ustensiles de cuisine : cuivres, verrerie XIXème (carafes, bouteilles…) et poteries régionales (cruches). Au centre, deux pichets en grès porcelanique émaillés brun de Pol Chambost (C. 1947) – © Philippe Chambost

Si elle a pu ainsi rester dans son jus, c’est parce que les occupants suivants ont eu à cœur de ne rien changer. Et il en va de même pour toutes les pièces. En 1964, les Royaux ont revendu la propriété au céramiste Pol Chambost, père de Philippe. « Mon père n’allait pas démolir ce qu’un décorateur avait fait, c’était impensable. Mes parents se sont glissés dans l’intérieur de Serge et Anne Royaux », explique ce dernier. Non sans apporter leur touche personnelle et leur sensibilité d’esthète. Serge le décorateur, Pol l’artiste et désormais Philippe le collectionneur (de verrerie, de vieilles publicités, d’insectes, de papillons…) ont fait de l’Hospice de Malrigou, chacun à leur manière, un endroit fascinant dédié à l’art. Les créations en céramique de Pol se fondent parfaitement dans le décor de la cuisine, tout comme les mille objets chinés par son fils.

Mon père n’allait pas démolir ce qu’un décorateur avait fait, c’était impensable. Mes parents se sont glissés dans l’intérieur de Serge et Anne Royaux.

L’esprit Royaux est présent jusque sur la table de Philippe, qui cultive le goût de la belle vaisselle. Il adore les barbotines de la fin du XIXe et en possède quelques-unes offertes par Anne Royaux, avec qui il a gardé des liens (1). « La cuisine, pour mon mari, a toujours eu une très grande importance, témoigne cette dernière. Serge partait du principe qu’une cuisine confortable, c’était un peu l’âme de vie. » Elle conte les voisins qui entraient par la fenêtre pour déposer un panier de pommes, les fruits et légumes du potager, les confitures et les conserves, les vins de noix et de pêche qu’elle faisait avec son mari… Le couple aimait beaucoup recevoir et dressait dans la salle à manger attenante de superbes tables, piochant dans une collection incroyable de quelque huit cents couverts ! Collection dans laquelle figuraient des assiettes en céramique signées… Pol Chambost, achetées au Printemps bien avant que les deux hommes ne se rencontrent. Drôle de hasard… Chez lui comme dans les musées, Serge jouait avec la lumière, la couleur, les objets. « Bien souvent, les menus étaient en fonction du couvert qui était mis, c’était un jeu, se souvient Anne. C’était d’une gaieté ! »

Après Saint-Jean-d’Estissac, les Royaux ont jeté leur dévolu sur La Sudrie, petit château du village voisin de Bourrou, puis sur une demeure de Beaumont-du-Périgord, où Serge s’est éteint en 2016 et où il est inhumé. L’Hospice de Malrigou continue de faire vivre l’art, grâce à Philippe qui expose des artistes contemporains – son autre dada – dans les jardins. Le petit-fils de Serge et Anne, Paul Royaux, y a d’ailleurs montré ses dessins en juin dernier. Une boucle est bouclée…

Maéva Louis
Avec l’aimable contribution de Philippe Chambost
© Jonathan Barbot


(1) Anne Royaux-Dehant est décédée le 1er mai 2021, quelques semaines après avoir eu la gentillesse de témoigner pour Propriétés du Périgord. Le magazine a une pensée chaleureuse pour sa famille et pour Philippe Chambost. Qu’il soit remercié pour son accueil.