Il y a 70 ans, le 7 octobre 1953, l’Inde inaugurait la ville neuve de Chandigarh, façonnée par l’architecte Le Corbusier. Associé avec lui sur ce projet hors norme, son cousin Pierre Jeanneret a dessiné une ligne de mobilier prisée aujourd’hui par les amateurs d’art. L’un d’entre eux, Jacques Dworczak, nous ouvre les portes de son incroyable collection.

Construire de toutes pièces sa ville idéale, beaucoup d’architectes en rêveraient. Le Corbusier, lui, l’a fait. Au début des années 50, l’Inde libérée du joug britannique veut doter l’État du Pendjab d’une nouvelle capitale, symbole de son ambition politique et de sa modernité. Le premier ministre indien Nehru commande alors à l’architecte franco-suisse une cité parfaite, dans laquelle il va appliquer ses principes urbains avant-gardistes. Elle s’organise autour d’un plan rationnel et horizontal divisé en secteurs autonomes, avec une zone, le Capitole, dévolue aux administrations, dont Le Corbusier dessine les bâtiments. Dans ce projet pharaonique, il collabore avec son cousin au nom moins connu : Pierre Jeanneret.

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Ce dernier supervise l’avancée des travaux sur place, mais surtout la conception de très nombreux objets mobiliers pour aménager la ville : tables, bancs, chaises, tabourets, lits, bureaux, bibliothèques… De petits ateliers d’ébénisterie se montent à proximité des forêts pour les fabriquer, à partir d’essences locales comme le teck, le sissoo (palissandre indien), l’anacardier, le cèdre ou le manguier. «  Les ouvriers ne savaient ni lire, ni écrire, ils faisaient tout ça à vue », raconte Jacques Dworczak, auteur d’un «  Catalogue raisonné du mobilier  : Jeanneret Chandigarh  », publié aux prestigieuses éditions Assouline.

Un mobilier sauvé de l’oubli par des passionnés d’art

Cet expert en art, aventurier dans l’âme, en possède l’une des trois plus grosses collections au monde. Il s’est pris de passion pour ces lignes épurées, qui allient inspiration indienne et esthétique contemporaine. Et il n’est pas le seul : les meubles de Chandigarh, jadis purement utilitaires, ont la cote sur le marché de l’art et sont même copiés. « C’est un mobilier simple, rustique, apprécié parce que c’est ce qui plaît aujourd’hui dans le design », observe Jacques Dworczak. Chaque pièce se vend entre 5  000  € et 200  000  €, avec une moyenne à 15 000 € pour les sièges emblématiques aux pieds en compas («  V  » inversé). L’interdiction de leur rapatriement par l’Unesco en 2018 a fait flamber les prix.

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C’est un mobilier simple, rustique, apprécié parce que c’est ce qui plaît aujourd’hui dans le design.

« Les Indiens se sont rendus compte après coup de cet héritage négligé et ça a pris de l’intérêt. » De 1975 à 2000, en effet, Chandigarh est tombée dans l’oubli. Les meubles ont vieilli et se sont dégradés, parfois stockés dans des entrepôts à ciel ouvert. Une partie a servi de bois de chauffage, vendu à vil prix aux enchères. Jusqu’au jour où les marchands d’art européens comme Jacques Dworczak, conscients de leur potentiel, ont commencé à s’y intéresser et à les faire connaître au monde. Durant des années, le Français, amateur de voyages et de missions hors du commun – il a racheté le paquebot France pour le faire démanteler en 2009 – a couru les ventes aux enchères et fait du porte-à-porte dans les villas des quartiers cossus, pour mettre la main sur des pièces en bon état. Il les expédiait à Bombay pour les faire restaurer, puis en France, par containers.

Pierre Jeanneret dans l’ombre de Le Corbusier

À force d’étudier et de décrire ce mobilier pendant quinze ans, il en est devenu un fin spécialiste. Il a rassemblé ses connaissances dans sa très belle encyclopédie (près de 4 kg !) qui présente les meubles classés par famille, accompagnés de photos d’époque et de textes retraçant la naissance de Chandigarh. C’est aussi l’histoire derrière les objets qui l’intéresse, et notamment la personnalité de Pierre Jeanneret, ce bras droit de l’ombre : « Le Corbusier était un grand personnage, très extraverti, alors que Pierre Jeanneret était petit de taille et introverti. C’était important pour Le Corbusier d’être connu, alors que Pierre Jeanneret s’en moquait. Il vivait un peu comme un ermite et ne cherchait pas à se faire connaître. C’est peut-être celui que je préfère », confie Jacques Dworczak.

Il expose une partie de son immense collection dans ses deux showrooms, à Saint-Tropez et à Bangkok en Thaïlande. Beaucoup de meubles peuvent encore être admirés au City Museum et au Le Corbusier Centre de Chandigarh, mais aussi à la Maison Jeanneret à Paris et dans bien d’autres galeries à travers le monde.


Pour découvrir les collections de Jacques Dworczak :

Rendez-vous sur : jdartgallery.com et chandigarh-design.com « Catalogue raisonné du mobilier : Jeanneret Chandigarh » par Jacques Dworczak aux éditions Assouline, 2021, 346 pages.


Par Maéva Louis
Photo principale : ©Photo DR